C’est gratuit monsieur

Mon grand-père me disait souvent : « À part l’air mon p’tit gars, y’a pas grand-chose de gratis en ce bas monde ». En fait, ce n’est sûrement pas mon grand-père qui me disait ça parce que le premier, Lucien de son prénom, est mort d’une crise de cœur dans le métro de Montréal fraîchement inauguré et le second, Glory de son surnom, a rendu l’âme un an avant ma naissance. Mais c’est la seule façon que j’ai trouvée de me les approprier un peu en leur faisant dire des choses qu’ils n’ont probablement jamais dites. Peu importe, ça me fait du bien. C’est quasiment thérapeutique. L’air gratis, donc, est gratuit. Pour le moment. Quoiqu’on pourrait discuter longuement de la valeur de l’air qu’on respire, dépendamment où et quand nous l’a respirons (puisque vous m’ouvrez la parenthèse, je suis certain que plusieurs payeraient cher pour respirer un beau champ de fleurs dans un jardin privé du Costa Rica un samedi ensoleillé  versus prendre une petite puff dans les draps de lit d’une prison publique d’Azerbaijan un jeudi dégoutant. Je sais, c’est un mauvais exemple, mais on fait avec les moyens du bord. Qu’est-ce que vous aimeriez respirer vous? Et vous paieriez combien pour ce faire? Moi, l’Azerbaijan, pas sur).

Je ne pensais pas du tout à cela l’autre jour quand je me suis présenté dans une boutique Pomme muni de mon iTéléphone qui ne rechargeait plus. Il rechargeait, mais dans une position qui n’existe pas, retenu par une banane en haut, une grosse cafetière en bas et un plat d’une dizaine de fruits sur le côté, sans vraie pomme aucune. Le tout, en tirant le fil de la recharge vers soi, sans vibration de quelqu’un marchant tout près. Rien pour sacrer. Je prends donc rendez-vous au Bar du Génie, certain de me faire dire : « Votre iTéléphone est fini monsieur, ça fait déjà 18 mois que vous l’utilisez, vous pensiez à quoi? » Je venais justement de mettre à jour le système pour une 14e fois en 23 minutes en me disant que la personne mandatée pour organiser les mises à jour de Pomme était soit très compétente (repère les erreurs rapidement, sensible aux divers tendances et dangers de sécurité) ou extrêmement incompétente (incapable de créer des mises à jour valables plus d’un mois, fait n’importe quoi - qui se rend vraiment compte que le système a changé d’une mise à jour à l’autre?) J’entre donc dans l’Église Pomme en attente de mon rendez-vous avec un monsieur Pomme : « Votre nom? Ça ne sera pas long, monsieur Patrick ». On personnalise mon expérience en m’appelant par mon nom. Je me sens important. J’attends juste assez longtemps pour penser à de menues choses : je suis dû pour aller prendre une photo dans un photomaton; pourquoi tous les trois mois m’aperçois-je qu’un de mes cils pousse d’un seul coup en se foutant bien des autres cils; quand tu mélanges du bleu et du orange ça fait du brun; …

« Monsieur Patrick, mon nom est J’m’en rappelle pu, comment puis-je vous aider?
- Mon iPomme ne recharge plus, pas de iPomme Care pis toute, combien ça coute?
- Je vais regarder ça. Vous savez, quand un problème comme celui-là arrive, c’est souvent en raison des petites saletés qui se ramassent dans l’endroit où on le recharge, on met son téléphone dans le fond de sa poche et les cochonneries s’entassent dans le petit trou, laissez-moi vérifier ».

Et là, la petite madame prend mon téléphone, voit qu’il ne recharge plus, constate que le fil ne se rend pas au bout, quitte à l’arrière pour l’ouvrir avec des instruments-que-seul-Pomme-possède-pour-ouvrir-un-iTéléphone et revient avec un sourire.

« C’est bien ce que je pensais, on a trouvé plein de cochonneries dans le petit trou. Voilà, c’est réparé.
- Ah oui?! C’est… c’est gratuit?
- Oui monsieur! Comme l’air! »

Un curieux mélange de souvenirs diffus et d’émotions ancestrales m’est aussitôt monté au cerveau. Je n’ai pu m’empêcher de demander à la petite madame « Vous n’auriez pas trouvé un Lucien ou un Glory par hasard dans le petit trou? »

Patrick Richard
[email protected]